Elle s’appelait la Pascaline et son inventeur Blaise Pascal.
Née en 1642 dans une boîte à chaussures, Blaise n’avait pour elle qu’une idée : qu’elle apprenne à compter. Le but ? Soulager son propre père, président à la Cour des aides de Normandie, nommé par le cardinal de Richelieu. Pour y parvenir, il fixa des engrenages à la boîte, donnant vie à la première calculatrice.
Pascal avait 16 ans.
Célébrée par Chateaubriand et Voltaire, la machine de Pascal restera longtemps un objet de curiosité avant que ses descendantes - les calculettes - ne fassent leur entrée dans les salles de classe, dans les années 1970.
Leur arrivée provoque aussitôt des débats passionnés : à quoi bon apprendre les tables de multiplication désormais, puisqu’il suffit d’appuyer sur des boutons ?
Depuis, force est de constater que les enfants apprennent toujours les tables de multiplication à l’école…
Aujourd’hui, une autre machine d’une puissance de calcul bien supérieure fait son apparition dans nos classes : ChatGPT.
Une fois de plus, la question est sur la table : nous rendra-t-elle idiots ?
La question « l’IA nous rendra-t-elle idiots ? » n’est pas sans rappeler les débats des années 2000 et l’article de Nicholas Carr : Is Google Making Us Stupid ?
Dans cet article, Carr décrivait sa difficulté croissante à lire des textes longs, difficulté qu’il attribuait à Internet et à la recherche instantanée. À côté de cela, il ne pouvait nier les bénéfices que lui apportait cette nouvelle technologie :
Internet était devenu un fournisseur de matière à penser.
Et grâce à l’omniprésence du texte sur Internet, nous lisons probablement plus aujourd’hui que dans les années 1970 ou 1980, quand la télévision était le medium de prédilection.
Mais c’est une autre forme de lecture, une lecture faite de raccourcis. Et il semblerait bien que nos cerveaux aient un faible pour les raccourcis numériques…
Inutile de faire l’autruche : les IA génératives comme ChatGPT bouleversent les usages. Sont-ils nocifs pour nos cerveaux ? L’étude du MIT Media Lab (2024) nuance le débat.
Sur quatre mois, 54 participants entre 18 et 39 ans ont été répartis en trois groupes : un groupe LLM, un groupe Moteur de recherche et un groupe Cerveau seul.
Chaque participant devait utiliser l’outil assigné pour rédiger un essai.
Résultat : le groupe ChatGPT a montré la connectivité cérébrale la plus faible - jusqu’à 55 % de réduction par rapport au « Cerveau-seul ». Les chercheurs parlent de « délestage cognitif » : l’IA soulage mais au prix d’un effort cognitif moindre.
En revanche, les participants épaulés par ChatGPT ont rédigé 60 % plus rapidement.
S’il faut prendre cette étude avec des pincettes, elle met cependant en lumière un autre aspect du sujet : l’importance d’explorer les évolutions des compétences d’apprentissage.
En juin 2024, le mathématicien Cédric Villani et le philosophe Gaspard Kœnig ont échangé sur cette question des effets cognitifs de l’intelligence artificielle.
Dans ce dialogue, Villani fait le constat suivant :
« Certes on sent bien avec l’IA le risque de nivellement et de paresse intellectuelle généralisée, mais on peut aussi y entrevoir des facultés très accrues pour chacun d’entre nous [comme] […] la possibilité d’interroger la Toile à coups de requêtes. Cela me donne beaucoup de matériaux auxquels je n’aurais pas pensé, et que je peux travailler à ordonner selon mon angle. »
Selon Villani, cette utilisation éclairée de l’IA repose cependant sur une « hygiène » intellectuelle, que chacun doit rechercher par soi-même et mettre en œuvre pour conserver, cultiver ses capacités propres, et son sens critique.
Kœnig parle lui, de « gymnastique de l’esprit » pour faire en sorte de renforcer les compétences premières. Il poursuit avec un intéressant parallèle sur l’invention de l’écriture :
« Dans son Phèdre, Platon met en scène un dialogue où Socrate explique que l’écriture est une régression par rapport au dialogue. Avec le recul, cela peut faire sourire : un monde sans écriture ne fait pas rêver. »
La calculatrice et Internet ne nous ont pas rendus idiots : ils ont redéfini notre manière d’accéder à l’information, pour le meilleur et pour le pire.
Depuis fin 2022, les IA génératives se sont installées dans les usages quotidiens. L’étude BornAi de Heaven montre que 93 % des jeunes utilisent les LLM, dont 42 % chaque jour.
Cette révolution silencieuse fait naître une vieille inquiétude : faut-il interdire l’IA dans les usages scolaires, et notamment les devoirs à la maison ? (Sujet abordé dans la newsletter de la semaine prochaine).
Comme le suggère Koening, la réponse se trouve peut-être du côté de Descartes : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
Autrement dit : la question n’est pas tant « l’IA nous rendra-t-elle idiots ? », mais bien « quels usages de l’IA peuvent nous rendre plus intelligents ? ».